Si la peste ou le choléra et leurs ravages font encore largement partie de la mémoire collective, ce n’est pas le cas des épidémies de suette miliaire, maladie infectieuse encore mystérieuse, sans doute d’origine virale, dont la forme maligne peut être mortelle. Elle a pourtant aussi apporté son lot de malheurs en France, aux 18e et 19e siècles, et notamment en 1781 et 1782, dans le Languedoc et le Roussillon.
L'Essai sur les causes et le traitement de la maladie épidémique-miliaire qui a régné sur le Languedoc en 1781 & 1782 en témoigne. Publié à Toulouse en 1786, il a été rédigé avec un peu de recul, en 1785, par M. Depeyre, médecin à l’hôpital toulousain de La Grave et correspondant de la Société royale de médecine1. Il se propose de faire un exposé complet sur cette maladie, depuis "l’histoire de son invasion", jusqu’aux "moyens préservatifs", en passant par sa nature et ses causes, ses symptômes et les traitements les plus adaptés. Il débute par une épître dédicatoire qui rend un vibrant hommage "à Messieurs les directeurs de l’hôpital général de Toulouse" : "Dans ces temps orageux où les vies de tous les citoyens étoient menacées de si près, loin de prendre la fuite (...) vous vous êtes exposés à tous les dangers, (...) vous n'avez cessé d’exhorter, de presser, de récompenser, même, ceux qui étaient chargés du soin des malades : attentifs à pourvoir généreusement à tous leurs besoins...".
Comme plusieurs de ses confères languedociens, l'auteur réfute le nom de "suette miliaire", utilisé quelquefois à l'époque, puis systématiquement au 19e siècle et de nos jours, et qui fait référence aux deux principaux symptômes de cette fièvre éruptive : sueur particulièrement abondante et boutons évoquant des grains de millet. Mais il risque d'engendrer la confusion avec la suette anglaise, terrible maladie qui a sévi en Angleterre et dans le Nord de l’Europe au 16e siècle, alors que pour Depeyre c'est une maladie d'une nature "toute différente", malgré quelques similitudes - ce qui est une position assez originale2 - et dont le traitement est à l'opposé. Il préfère donc la nommer "fièvre miliaire sudatoire".
La maladie, qui "étoit presque endémique dans certaines villes de la Picardie" et "observée en dernier lieu à Sermaise" (Essonne)3, apparaît en septembre 1781 à Castelnaudary. Elle y perdure jusqu'à la fin du mois de mars, et se répand ensuite jusqu'en Dordogne et dans le Roussillon. Elle atteint Toulouse début mai. Frappant de façon soudaine, surtout des personnes entre 12 et 55/60 ans, elle sème partout la panique : à Toulouse, note Depeyre avec une exagération certaine, "la plupart des habitants durent se réfugier à la campagne". Pour le subdélégué de l'intendant du Languedoc, ce ne sont pas moins de 20 000 Toulousains qui quittent la ville - sur une population que l'on estime à 60 0000 habitants - alors que "que tout étoit ici hors de l'assiette naturelle4. Ce phénomène inquiète les populations des campagnes comme en témoigne une lettre d'un habitant de Bagnères à la Société royale de médecine signalant que certains Toulousains arrivaient déjà malades5. Mais le caractère contagieux de la maladie, qui fit débat au 19e siècle et reste encre incertain, était alors farouchement nié par tous les médecins et les autorités. Après une attaque foudroyante, l'épidémie diminue et disparaît au début du mois de juin, mais avec le recul, l’auteur considère que des cas ont dû exister à Toulouse avant le mois de mai et jusqu’en 1783.
Depeyre donne des indications relativement précises sur le nombre de décès, qui a fait l'objet de polémiques et reste encore sujet à caution : 67 ou 68 victimes à Castelnaudary (dont il estime la population entre 7 et 8 000 habitants) et environ 400 décès et 6 000 malades à Toulouse dans la première semaine. Ces données sont bien loin du chiffre de 30 000 décès dans le Languedoc qui a circulé à l'époque, mais indiquent une mortalité non négligeable, contrairement à ce que laisse entendre à l'époque l'intendant du Languedoc, soucieux de rassurer la population car pour lui la terreur ne fait qu'aggraver le mal. Les difficultés de décompte et l'absence de transparence n'ont rien arrangé ; les capitouls demandent aux curés de publier la liste des morts pour faire taire les rumeurs mais auraient refusé par la suite de communiquer les chiffres6. Les historiens postérieurs se sont divisés (plus de 1 000 décès en 12 jours dans l'Histoire générale du Languedoc, 260 pour Aldéguier, dans son Histoire de la ville de Toulouse) Le relevé par paroisses des décès à Toulouse indique 229 morts déclarés entre le 17 et le 31 mai. Parmi les victimes, on compte Garipuy père et fils, Saget, tous trois ingénieurs de la Province, ainsi que Carcenac, ingénieur de la ville.
Depeyre attribue le rapide recul puis la disparition de l'épidémie au traitement "tout opposé à celui qui avoit été pratiqué précédemment" préconisé par un ensemble de médecins du Haut-languedoc, deux professeurs de la faculté de médecine de Toulouse, et Henri Fouquet, envoyé par l'intendant du Languedoc. Il a reçu le soutien des autorités municipales qui l'on diffusé largement sous la forme d'une brochure intitulée Traitement de la fievre miliaire épidemique, à Toulouse... (elle est en fait publiée à la fin du mois de mai, alors que l'épidémie est déjà en net déclin). Depeyre reprend pour une bonne part ces indications dans la partie "Curation" de son essai. Il prend soin d'indiquer qu'il n'y a pas de méthode miracle générale et qu'il convient d'adapter les traitements aux individus, à l'intensité de la maladie et à ses différentes phases. Pour lui, les points essentiels sont : calmer les malades, ne pas trop les couvrir en les accablant sous le poids des couvertures, surmonter la répugnance des malades vis-à-vis de la saignée quand elle est nécessaire et ne jamais donner de "cordiaux" (médicaments stimulants qui augmentent les sueurs). Si tous les médecins s'accordent sur les deux premiers points, pensant que la peur et la croyance populaire qu'il faut couvrir les malades et les maintenir dans un air confiné ne font qu'aggraver la maladie et sont la cause de nombreux décès, c'est surtout sur l'usage de la saignée qu'ont porté les polémiques : il n'était d'ailleurs pas préconisé par le traitement prôné par les médecins et les autorités à Castelnaudary, dans les brochures Traitement de la maladie miliaire et épidémique .. à Castelnaudary et Mémoire de messieurs les médecins de Castelnaudary... Du 7 avril 1782, réimprimées à Toulouse sous une forme légèrement différente. Les autres traitements servent principalement à faire baisser la fièvre et à réhydrater (tisanes rafraichissantes, changement régulier du linge et des vêtements7, aération de la chambre...) ou à purifier et "soulager" les malades par une succession d'émétiques (vomitifs), purgatifs (laxatifs) et lavements.
Quant aux "moyens préservatifs" (préventifs), rien de plus efficace, selon Depeyre que partir vite, loin et revenir tard pour ceux qui le peuvent8 et placer les contrées infectées en quarantaine ; quand on est exposé au danger, il ne voit guère d'autre moyen que la tranquillité d'esprit, la fermeté d'âme, la sobriété et la propreté ; mais il fait preuve d'indulgence envers ceux auxquels il ne croit pas, comme le quinquina, le camphre, ou le vinaigre des Quatre voleurs, du moment qu'ils "contribuent à calmer les esprits, ce qui n'est pas un petit avantage".
Pour compléter la description des symptômes et la panoplie des remèdes préconisés à l'époque, il est aussi possible de consulter sur Tolosana les 4 brochures réunies au 18e siècle dans un recueil.
Après la série d'épidémies de suette miliaire des premières décennies du 19e siècle, les dernières ont lieu dans le Poitou en 1886-1887 et dans les Charentes au début du 20e siècle. Des cas sont signalés jusqu'aux années 1950, avant la disparition totale de cette maladie, qui figure cependant dans la liste des maladies à déclaration obligatoire jusqu'en 1986.
1 Bibliothèque de l’Académie de médecine, archives de la Société royale de médecine, SRM 133, dossier 27
2 L’opinion courante à la fin du 18e siècle et majoriaire aujourd'hui, est qu’il s’agit d’une réapparition de la suette anglaise, sous une forme différente.
3 Elle est en fait signalée pour la première fois à Montbéliard en 1712 avant de sévir ensuite particulièrement en Picardie.
4 Lettres du subdélégué de Toulouse à l'intendant du Languedoc
5 Lettre de Carrère, de Bagnères de Luchon, 29 mai 1782. Bibliothèque de l’Académie de médecine, archives de la Société royale de médecine, SRM 164A, dossier 2 pièce 21
6 F. Dumas, "Une épidémie de fièvre miliaire à Toulouse...", Mémoires de l'Académie des sciences... de Toulouse, 1911, 10e série, t. 11 et Lettre du comte de Bournazel de Toulouse, 26 juin 1782, ibid. SRM 164A, dossier 2 pièce 17
7 que d'autres médecins jugent néfaste
8 L'auteur emploie la formule "Mox, longe recede, tarde, cede redi", adage de la médecine antique qui s'applique à la peste, dont la forme exacte est "Cito, longe fugeas, tarde redeas"
Pour en savoir plus :
Beauchamp, Chantal. "La maladie et son double. La suette miliaire et son traitement au XIXe siècle", Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 48ᵉ année, N. 1, 1993. pp. 203-225. En ligne
Boyer, Annie, "Superbe suette (une épidémie de suette miliaire à Toulouse en 1782", La nouvelle revue de médecine de Toulouse, 1984, II, p. 64-68 (ce focus ayant été rédigé en période de confinement, cet article n'a malheureusement pas été consulté)
Fraysse, Agnès. "Médecins et thérapeutiques dans le diocèse de Toulouse (1770-1790)", Annales du Midi ..., Tome 100, N°184, 1988. En ligne
Posté le 03/04/2020 | Par Marielle Mouranche