Si Ovide disait "il n'y a de femme chaste que celle qui l'est sans crainte", ce n'est certes pas l'opinion du sieur Berlhe, accusé par la demoiselle Lajon de l'avoir séduite, enlevée et séquestrée mais aussi de l'avoir contrainte à porter une ceinture de chasteté.
Dans ce factum antérieur à 1750 : Mémoire pour la demoiselle Lajon,... l'avocat nîmois Freydier défend Marie Lajon, jeune fille toulousaine de 18 ans, contre Pierre Berlhe, âgé de 26 ans, accusé de "crime de rapt". C'est avec brio que Freydier démontre de quelle manière la jeune fille a été dupée, victime de l'habileté de son ravisseur. En effet, après une cour opiniâtre et une promesse de mariage qu'il ne tiendra pas, le sieur Berlhe parvient à ses fins en s'emparant de l'objet de sa convoitise : la virginité de la jeune fille. En outre, afin de profiter des faveurs de son amante en toute tranquilité, il la soustrait à l'autorité de son frère, la kidnappant et la séquestrant en plusieurs endroits différents. La demoiselle tombe enceinte et malgré les nombreuses supplications de cette dernière, le sieur Berlhe repousse sans cesse le mariage sous des prétextes fallacieux puis l'oblige de surcroît à porter une ceinture de chasteté en son absence : "une espèce de caleçon bordé et maillé de plusieurs fils d'archal (laiton), entrelacés les uns dans les autres (...), qui va aboutir par devant à un cadenas" dont il refuse de donner la clef. Dans sa plaidoirie, Freydier dénonce la cruauté de l'accusé et cherche à provoquer l'indignation de l'auditoire :
"C'est un homme (...) qui a employé la séduction la plus soutenue pour triompher de la vertu de cette jeune personne ; qui non content de s'être emparé de son esprit et de son cœur, a eu encore la cruauté de mettre son corps dans l'esclavage et de lui appliquer un cadenas ou ceinture de chasteté, dans le dessein sans doute d'introduire peu à peu chez les Français un usage barbare qu'une jalousie outrée n'avait inspiré jusqu'ici qu'aux Italiens et aux Espagnols." "Les Italiens sont jaloux par tempérament : or le sieur Berlhe étant d'Avignon, ville presque italienne, (...) il n'est pas surprenant que ce tempérament jaloux se retrouve chez lui et qu'il soit effectivement aussi jaloux qu'un Italien".
De la vie de cet avocat si enclin à défendre l'honneur et la dignité féminine, nous ne connaissons que peu de choses ; cependant nous savons qu'il publia deux autres textes sur cette affaire : un Plaidoyé curieux. Pour la demoiselle Marie Lajon, accusatrice. Contre le Sr. Pierre Berlhe..., à Toulouse en 1750, et un Plaidoyer... contre l'introduction de cadenas ou de ceintures de chasteté à Montpellier en 1750. Ce dernier a fait l'objet de 2 rééditions, en 1863 et 1870. Celle de 1863 est augmentée d'un avant-propos du bibliographe Pierre-Gustave Brunet, signé de son nom de plume, Philomneste Junior, ainsi qu'une planche comportant 2 gravures représentant des ceintures de chasteté. Si l'existence de cette dernière a longtemps été sujette à caution, elle a pourtant piqué la curiosité de nombre d'érudits et libertins. En laine chez les grecs, elle n'était que symbolique car la jeune fille, nouvellement mariée, la portait juste nouée par un lien d'Hercule que son mari devait détacher sur le lit nuptial. Au Moyen-Age, l'utilisation de cet instrument par les chevaliers sur leurs épouses serait un mythe. Elle n'apparaitraît réellement que courant XVe siècle en Italie en pleine Renaissance pour se prémunir contre le viol et n'aurait été ensuite utilisée que par quelques maris abusifs. On en parle dans divers récits comme d'un artefact métallique, en acier, en fer forgé ou parfois en or pour les commanditaires les plus riches, scellé par un cadenas. Ainsi au siècle des Lumières, Voltaire en rencontra une verrouillée autour du corps de l'une de ses premières maîtresses. Il y fait d'ailleurs allusion dans son conte du Cadenas : "C'est votre époux : geôlier sexagénaire, Il a fermé le libre sanctuaire, De vos appas ; et trompant nos désirs, Il tient la clef du séjour des plaisirs".
Si on ne peut mettre en doute l'éloquence et la pugnacité de Freydier, on peut tout de même s'interroger sur l'issue de sa plaidoirie car le rapt de séduction était un crime majeur qui exposait en théorie l’auteur à la peine de mort. Mais le principal objectif de la demoiselle Lajon était d’obtenir des dommages "très considérables" pour "réparer son honneur" et contraindre le sieur Berlhe "à s'unir enfin [à elle] par les liens sacrés du mariage". Malheureusement nous ne savons pas quelle fut la réponse de la Cour à cette requête, sans doute introduite devant une juridiction inférieure, peut-être la sénéchaussée de Nîmes. Pour l'instant, personne n'a encore trouvé les sources permettant de connaître la conclusion de cette affaire.
Pour en savoir plus :
Bonneau, Alcide, "Les cadenas et ceintures de chasteté, notice historique ,[en ligne], 1883
Posté le 19/04/2019 | Par Anne-Sophie Bouvet